samedi 23 mai 2009

Laszlo Krasznahorkai, La Mélancolie de la résistance

Soit une petite ville de Hongrie où adviennent d’étranges phénomènes : le château d’eau vacille, l’horloge du clocher se remet en marche, les arbres centenaires se déracinent tout seuls et s’écroulent, et bientôt des forains s’installent sur la place avec une inquiétante attraction : une baleine géante.
Soient quatre personnages complémentaires et stylisés comme les lames d’un tarot. Deux figures féminines, en l’acariâtre Mme Pflaum, éprise d’opérette et de confort, et l'ambitieuse Mme Eszter, de froid et de pouvoir. Et deux figures masculines, Monsieur Eszter et Valuska, le fils de Mme Pflaum. Eszter, un sublime aigri, un aigri flamboyant comme seul, peut-être, le monde musical sait en fabriquer, rêve de retrouver le tempérament idéal qui permettrait d’entendre les intervalles musicaux dans toute leur pureté, mais ne tarde pas à s’apercevoir que les plus grands maîtres de la musique occidentale, interprétés sur un piano réaccordé par ses soins, sonnent comme "un grincement strident inaudible". Valuska est un innocent, un rêveur imbécile, un poète à moitié marginalisé qui fait des numéros de mime dans le café Pfeffer et passe de longues heures chez M. Eszter qu’il admire sans toujours comprendre son amertume. Une explosion de violence primitive et barbare vient bientôt ravager la petite ville, et bouleverser l’existence des protagonistes.
Laszlo Krasznahorkai ne craint pas de jouer la carte du binaire et de la symétrie dans ce roman où s’affrontent et se rejoignent la mélancolie réactionnaire et la mélancolie de l’insurrection. Méditation sur la (nécessaire) illusion de la sécurité, l’échec lent et inexorable de toute civilisation, La Mélancolie de la résistance parle du poids d’une culture adorée ("car qui renoncerait à l’œuvre magistrale d’un Beethoven, d’un Mozart ou d’un Brahms sous le simple prétexte que, lors de l’interprétation de leurs œuvres de génie, la tonalité s’écarterait un tout petit peu de la pureté absolue ?") et de l’impuissance de cette même culture face à la violence ("la signification des mots (comme la lumière d’une lampe de poche dont la pile était usée) s’était affadie"). Et, comme l'écrit Juan Asensio, "le retour à un prétendu Éden est une voie ainsi immédiatement barrée, avec quelle truculente ironie, par le romancier" ; une angoisse sourde irradie ce texte pourtant non dépourvu d'humour.

De la saisissante scène initiale dans le tramway jusqu’aux dernières pages très impressionnantes où le corps, "royaume originel et réellement non reproductible", devient le lieu où la guerre, l’insurrection et la destruction se poursuivent par-delà la mort, le roman de Krasznahorkai se déroule par grandes coulées sans alinéas, lourdement charpenté en trois imposants chapitres dont les sous-titres relaient la métaphore musicale omniprésente : Introduction – Développement – Destruction. Le style est pesant, sans grâce, comme un prélude et fugue de Chostakovitch ou une fresque du dernier Michel-Ange, avec ses outrances expressionnistes, ses stridences baroques, ses aberrations anatomiques et psychologiques, une inoubliable laideur à la limite du sublime.
La violence y est d’autant plus saisissante qu’elle advient presque toujours hors-champ (terrible scène de traque d’un père et de sa famille s’achevant en ellipse) ou qu’elle y est comme incidente, concentrée dans les métaphores ("une sacoche que l’on aurait jetée, la boucle brisée révélant ses entrailles – comme les entrailles d’un chat écrasé").

"A perte de vue, l’ensemble des trottoirs et des chaussées étaient recouverts d’une cuirasse lisse et uniforme, une rivière de déchets piétinés et verglacés qui serpentait à l’infini dans le clair-obscur en émettant un scintillement surnaturel. […] Il s’agirait donc du fameux jugement dernier? Sans tambour ni trompette, sans cavaliers, sans aucun baratin, nous serions doucement engloutis par les détritus ? […] car cette coulée glaciale et statique de lave pestilentielle semblait à la fois épaisse et fine, à la fois incomparablement solide et fragile, comme la glace d’un jour qui craque sous le premier pas."
Rejouant un mystère ou un mythe avec des costumes de loubards et des boites de conserve, le romancier hongrois déploie une fresque macabre digne de Beckett ou de Kafka. Il crée l’enchantement avec une poésie bricolée, comme Tarkovski hypnotise son spectateur pendant des heures en montrant trois hommes marcher dans la campagne et jeter des écrous enrubannés. Non sans grincements : la beauté poétique des situations (le numéro de mime de Valuska, les rues diamantées d’ordures gelées et de tessons de verre) cohabite constamment avec le ridicule et le burlesque (la scène des trois notables clownesques, la scène du plantage de clous, une campagne politique dont le slogan est "Cour balayée maison rangée"…) ; la théorie philosophique de l’harmonie des sphères voisine avec les pensées arrivistes d’une ménagère de cinquante ans.
"Il avait été broyé par la force infinie d’un chaos qui recelait les cristaux de l’ordre, brisé par la circulation irréductible et indifférente qui gouvernait l’univers. L’empire s’était décomposé en carbone, hydrogène, azote et soufre, ses fins tissus avaient été lacérés, il s’était désagrégé, consumé par un jugement infiniment lointain, comme l’est ce livre maintenant, ici, par le dernier mot". Une fin toute circulaire qui nous a donné envie de relire l’étrange texte de Roger Caillois, Etres de crépuscules :
"Nous étions quelques-uns dispersés, malhabiles, sans énergie ni persévérance, mais sensibles aux remous secrets de l’univers, nullement anesthésiés et nullement euphoriques, très intelligents et toujours aux aguets, et nullement excités, nullement frénétiques, perdus dans des foules qu’aveuglaient la fureur et le délire, la rancune et l’épouvante, ou qu’endormait la torpeur des douces agonies. Nous étions les derniers êtres conscients dans ce monde qui les avait trop choyés et nous devinions qu’il allait disparaître, sans pressentir que nous n’étions pas nés pour lui survivre, mais plutôt destinés, ses ruines une fois relevées, à la misère, à la dérision et à l’oubli."
Merci à NB de nous avoir fait découvrir ce texte.








Hugues Dufourt, Saturne (fin).
(Illustrations : collage de Claudia Drake, photo de Mozambique-Moments, sur Flickr)
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